La guerre est une
réalité toujours tragique : il y a des morts,
beaucoup de morts, des destructions, des ruines. Les progrès
techniques dans le domaine de l’armement n’y changent rien. Bien au
contraire. Ils permettent de tuer de plus loin, et parfois
massivement. Déclarer la guerre, c’est ouvrir une
époque de malheur.
On comprend donc que la guerre soit
une « pierre d’achoppement » pour la raison. Elle
impose à la réflexion du philosophe et du citoyen qui
se veut philosophe la question qui fera l’objet du débat de ce
soir : Existe-t-il des raisons au nom desquelles on
pourrait justifier valablement le recours à la guerre ?
Ou bien toute guerre est-elle un crime ?
Eluder cette question me
paraît impossible. Pour deux raisons au
moins.
Première raison : la
guerre contredit et annule l’exigence première de
l’Ethique : « Tu ne tueras pas ». En effet,
déclarer la guerre, c’est donner l’ordre à des hommes
de tuer d’autres hommes, ceux qu’on appelle ennemis. C’est suspendre
à leur égard les lois de la morale, c’est-à-dire
les lois de la paix, pour une durée indéterminée
qui se confond avec la durée indéterminée de la
guerre elle-même. Mais de quel droit ?
Seconde raison : les
belligérants cherchent invariablement à
présenter leur cause comme juste. Ils s’y prennent de
manière maladroite, souvent en mentant, ou en attisant des
passions peu propices à l’examen serein des choses. Mais
l’exemple récent des Etats-Unis montre qu’un Etat
démocratique qui veut recourir aux armes croit devoir le
justifier aux yeux de son opinion publique. Il serait bien difficile
d’ailleurs de trouver dans l’histoire récente un exemple
d’Etat à ce point cynique qu’il néglige d’affirmer urbi
et orbi que la guerre qu’il entreprend est juste. L’endoctrinement
des masses, la propagande, font donc partie des moyens de la guerre.
Or, cette propagande fait appel à l’idée de guerre
juste, présuppose un « droit à la
guerre ».
Alors, peut-on parler de guerres
justes ?
Permettez moi, avant d’examiner les
thèses qui s’affrontent sur le sujet, deux longues remarques
préliminaires pour cerner la complexité redoutable de
ce problème.
La première sera au sujet de
la guerre elle-même et de la définition que l’on peut en
donner tout en sachant l’historicité de toutes les guerres –
les guerres du moyen âge ne ressemblent que de fort loin aux
guerres nationales du siècle dernier, par exemple – et la
complexité interne de chaque guerre. Je me limiterais ici
à deux idées que je juge essentielles, et cependant
discutées ou discutables.
<![if !supportLists]>1)
<![endif]>Première
idée : la guerre n’est pas une relation d’individu
à individu, mais
une relation d’Etat à Etat,
de peuple à peuple. Elle est un fait politique. Il convient
donc de distinguer l’inimitié privée et
l’hostilité qui est « publique ». Le
soldat qui veille dans la tranchée, ce n’est pas en tant
qu’individu privé qu’il est en conflit avec son
vis-à-vis. En général, ils ne se connaissent
tout simplement pas. C’est en tant qu’ils sont d’une cité,
d’une nation. Aussi Rousseau récusait-il avec raison la notion
de « guerre de chacun contre chacun »
présente chez Hobbes. Il n’y a de combattant ou de guerrier
que du groupe, de la société, de la cité. Si les
hommes vivaient solitaires, il n’y aurait pas de guerre. Il y aurait
tout au plus, c’est fortement probable, de la violence. Citons
Alain : « Plus l’homme est sociable, plus il est
guerrier. Une guerre ne peut commencer que par l’obéissance,
qui est au principe de la vertu sociale, elle ne peut durer que si
les hommes qui le font aiment réellement autre chose
qu'eux-mêmes ». Leur patrie, leurs valeurs, leur
liberté, par exemple. Vauvenargues a sans doute vu
juste : « Le vice fomente les guerres, la vertu
combat ».
<![if !supportLists]>2)
<![endif]>Deuxième
idée : la guerre consiste à faire parler les
armes, à recourir à la
force pour imposer la
volonté disons du « groupe » –
volonté présentée régulièrement
comme l’expression d’un « droit » - au groupe
adverse. Les belligérants prétendent soutenir leur
droit – ou ce qu’ils croient être leur bon droit – par la
force. Droit à un territoire, par exemple, ou droit à
la sécurité, ou à la liberté, etc. Mais
s’il est vrai que la guerre présuppose un conflit sur des
« droits », elle n’est pas le conflit
lui-même. Elle est le choix de la force pour régler le
conflit. Le problème de la guerre est donc un cas particulier
du problème de la violence. L’homme est l’ animal qui fait la
guerre non seulement parce qu’il est l’animal politique, mais aussi
parce qu’il est un animal qui a l’idée du droit et qui veut
utiliser la force pour faire valoir son droit.
Ce dernier point conduit à
ma seconde remarque. La guerre peut être jugée deux
fois : d’abord en considérant les raisons qu’ont les
Etats ou les Princes de faire la guerre, ensuite en
considérant les moyens qu’ils adoptent pour la conduire.
Ainsi, pour juger la guerre du Vietnam, il faut examiner d’abord le
but apparent ou réel, poursuivi par les Etats-Unis –
défense du monde « libre », par exemple -
et ensuite les moyens de guerre mis en œuvre pour emporter la
victoire : bombardements au Napalm, défoliation de la
forêt, etc. La guerre peut être juste ou injuste selon le
premier point de vue. Elle peut être menée justement ou
injustement selon le second. Mais avant d’examiner si une guerre peut
être menée
justement –
c’est-à-dire en détruisant comme il faut, en tuant
comme il faut, ce qui me semble je dois le confesser tout à
fait impossible - il faut d’abord avoir admis que la guerre a pu
être rendue juste par la cause qu’elle soutient. Mais c’est
justement le problème que nous devons
discuter.
Dans l’abstrait, il y a me
semble-t-il trois positions possibles sur la question. Les deux
premières, nous allons le voir, interdisent chacune à
leur manière de légitimer
l’expression : « guerre
juste ».
La première invite à
séparer la politique de la morale. Elle pose en principe que
la vocation du prince ou celle de gouvernement de l’Etat est d’abord
de servir des intérêts de puissance, et que c’est en
fonction de ce but qu’il faut évaluer son action. Un certain
ministre des « Affaires » dites
« étrangères » que l’on croyait
moins cynique l’a rappelé tout récemment : les
exigences de la diplomatie n’ont rien à voir avec les droits
de l’homme et ne peuvent être soumises à la juridiction
de la pure morale. Ce qui condamne l’actuelle guerre d’Irak,
lorsqu’on adopte cette vue des choses passablement cynique ou
réaliste, c’est qu’elle affaiblit la puissance
américaine, et rien d’autre.
Cette position est dans une
certaine mesure celle de Hegel, qui affirme qu’il ne faut pas
regarder la grande histoire avec ses conflits, ses tragédies
et ses guerres, par « le trou de serrure de la
moralité ». Les guerres du « grand
homme » - Hegel pense à Napoléon, à
César, à Alexandre – sont un moment nécessaire
de l’histoire. Il n’a pas peur d’écrire : «
Une si grande figure écrase nécessairement mainte fleur
innocente, ruine mainte chose sur son passage ». Il y a
certes un mal dans la guerre, mais la raison doit se
réconcilier avec ce mal. Ce qui compte, pour Hegel,
c’est-à-dire le résultat de la guerre, la
création d’un nouveau monde humain. On pourrait dire que c’est
la guerre qui crée le droit.
Machiavel a lui aussi voulu
établir, dans son traité « Le
prince », une séparation rigoureuse de la politique
et du jugement moral. « Il faut », affirme-t-il,
« qu’un prince ait l’entendement prêt à
tourner selon que vents de fortune et variations des choses lui
commandent, et ne s’éloigner pas du bien s’il peut, mais
savoir entrer au mal s’il y a nécessité ». Le
critère ultime de la politique n’est donc pas le bien moral,
mais l’efficacité, la prise en compte de la
« nécessité » et des hommes
« tels qu’ils sont ». Puisque la guerre est la
« politique poursuivie par d’autres moyens », la
volonté de porter sur elle un jugement purement moral est
irréaliste. La seule question légitime est de savoir si
elle est « rationnelle » par rapport au but
poursuivi. Le mauvais prince est celui qui prend les décisions
nuisibles à son propre pouvoir.
Si on adopte les prémisses
de Machiavel et de Hegel, on ne peut en toute rigueur
apprécier, justifier ou bien condamner moralement que les
décisions, les choix, les actions libres des individus privés,
dans le cadre de leur vie privée. La morale, ce serait
« bon » pour la vie privée. Les
règles valables pour la vie privée cesseraient de
valoir au plan des Etats. Quand il s’agit des Etats, des
Principautés, la seule règle serait la « loi
du plus fort ».
« Les hommes veulent partout soumettre les autres
chaque fois qu’ils sont plus forts », déclarent
solennellement les généraux d’Athènes aux
habitants de la petite île de Mélos qu’ils
s’apprêtent à massacrer parce qu’ils refusent de payer
le lourd tribut qu’on veut leur imposer. Machiavel affirme à
juste titre que le prince, s’il voulait se donner pour règle
de se comporter en toutes circonstances comme un homme de bien,
forgerait sa défaite de ses propres mains. « Il y a
si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on
devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se
devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à
se conserver. Car qui veut faire profession d’homme de bien, il ne
peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas
bons ».
Cette position me paraît
pourtant contestable. Elle consiste en fin de compte à prendre
« ce qui est » - la violence, le règne des
passions, le crime - pour mesure de ce qui doit être,
et « forcer la raison morale à
abdiquer » dans le domaine où justement elle devrait
avoir la parole en priorité, parce qu’il y va pour l’homme,
animal politique, de la possibilité d’une vie bonne, d’une vie
sensée. Certes la voix de la raison est faible, elle n’est que trop souvent
étouffée par les passions humaines, individuelles et
collectives. Mais la guerre n’est pas un fait de pure nature. Il faut
qu’elle soit voulue, préparée, organisée, et
pour toutes ces raisons, elle peut, elle doit être jugée
non seulement du point de vue politique, mais aussi d’un point de vue
moral.
Or que nous dit la raison
morale ? Ecoutons Kant : « La raison moralement
pratique exprime en nous son veto irrésistible : il ne
doit pas y avoir de guerre, ni celle qui peut intervenir entre toi et
moi dans l'état de nature, ni celle qui peut surgir entre nous
en tant qu’Etats, car telle n’est pas la manière dont chacun
doit rechercher son droit ». Choisir la guerre est un
crime, même pour soutenir une cause juste. Aucune fin, aucune
cause, ne justifient ce moyen.
Voici les principaux arguments de
cette position.
D’abord, si la guerre est juste
dès lors qu’elle sert une juste cause, ne va-t-elle pas
devenir le devoir de tout homme, de tout groupe, de tout peuple et de
toute nation ? La neutralité deviendrait
criminelle.
Ensuite, il me semble que rien
n’est plus pervers qu’une morale qui veut juger l’action seulement
à la qualité de son intention. Selon mon intime
conviction, il faut examiner non seulement la fin, mais aussi et
surtout le moyen. Le moyen a un coût, et il faut d’abord
regarder à ce coût. Or, s’agissant de la guerre, le
coût est toujours exorbitant. La paix est en soi un bien,
infiniment préférable à la guerre, et ruiner la
paix en ouvrant les hostilités, c’est évidemment faire
exister un mal. C’est sans doute pour cette raison qu’Hérodote
a écrit : « Il n’existe pas d’homme assez
dénué de raison pour préférer la guerre
à la paix ». Il a voulu dire que si les hommes
réfléchissaient vraiment, ils ne feraient jamais la
guerre, parce qu’ils verraient les malheurs infinis qu’elle
traîne à sa suite.
D’ailleurs, la guerre, est dans son
principe contradiction du droit, négation infinie du droit,
parce qu’elle est refus du recours à l’arbitrage, au
procès, à l’argumentation pour trancher les conflits
par un jugement libre plutôt que par la force. Elle ne saurait
donc être juste. La justice consiste d’abord et avant tout
à accepter l’arbitrage – non l’arbitrage juste, mais
l’arbitrage tout court comme dit Alain – à renoncer, pour
faire valoir son droit, au canon comme dernier argument. La guerre
consiste à remplacer la loi vraiment humaine par la loi du
plus fort. Paix et justice, sans être synonymes, sont
intrinsèquement liés. Par contre, guerre et injustice
se confondent.
Non seulement la guerre est la
négation infinie du droit dans son principe fondamental, mais
elle est aussi la négation des « droits de
l’homme ». Négation des droits de l’ennemi, cela va
sans dire, mais aussi de citoyens ou des sujets de l’Etat qui
s’engage dans le guerre. Il suffit de relire la première
déclaration des droits de l’homme, celle des fondateurs des
Etats-Unis pour s’en persuader :
« Nous tenons les vérités suivantes pour
évidentes par elles-mêmes : tous les hommes ont
été créés égaux ; le
Créateur leur a conféré des droits
inaliénables, dont les premier sont : le droit à
la vie, le droit à la liberté, le droit au
bonheur…C’est pour s’assurer de la jouissance de ces droits que les
hommes se sont donnés des gouvernements dont l’autorité
devient légitime par le consentement des
administrés.. » Alors reprenons. Droit à la
vie ? Les soldats le perdent, pendant toute la durée du
conflit, autant de temps qu’ils sont armés. Les tuer dans ces
conditions n’est pas un crime. On dira qu’ils ont consenti à
leur état. L’argument peut valoir dans une certaine mesure
pour les mercenaires, ou pour les chevaliers du moyen- âge.
Mais vaut-il pour les soldats des tranchées ? Ont-ils
votés la guerre ? Leur a-t-on vraiment demandé
leur avis ? Que devient la liberté sans le consentement
sur lequel elle se fonde et sans lequel elle n’a strictement aucun
sens ! Je ne parle même pas des
« civils » qui reçoivent des bombes ou
sautent sur des mines. Inutile d’alourdir mon propos. Déclarer
la guerre, c’est suspendre le respect des droits de l’homme, urbi et
orbi.
Ajoutons à ces arguments que
la guerre est un acte de violence qui, pratiquement et
théoriquement, n’a pas de limite intrinsèque. En raison
de ce que le théoricien de la guerre Clausewitz a nommé
« la montée aux extrêmes ». Chacun
des adversaires fait la loi à l’autre dans une relation
mimétique. Il en résulte une escalade continuelle, et
le recours à des moyens d’une cruauté croissante. C’est
pourquoi il est bien peu de guerres qui ne conduisent à nier
le peu de lois qui subsistent en cet état et qu’on appelle par
dérision peut-être les « lois de la
guerre ». L’une de ces lois est qu’on ne peut pas tuer les
civils, déclarés, on le sait,
« innocents ». Or qu’observe-t-on ?
Guernica, Londres, Dresde, Hiroshima. Autre moyen de guerre qui
consiste à tuer les civils prétendus innocents :
les sièges qui affament la population et font mourir les
enfants plutôt que les soldats. On le sait, ce sont les enfants
qui meurent d’abord. La montée aux extrêmes dont parle
Clausewitz entraîne une « éclipse de la
raison ». L’objectif de la guerre, au départ
limité, finit par devenir illimité. Ainsi en fut-il de
la guerre de Troie, ainsi en fut-il de la guerre de Rome contre
Carthage. Je lis ceci dans un livre récent du sociologue Jean
Ziegler : « Cent quarante ans avant la naissance du
Christ, Scipion Emilien brise la résistance de Carthage. Une
guerre de rue a précédé sa victoire. Le
conquérant Romain entre dans une cité de 700000
habitants. Il décide de la raser. Des centaines de milliers
d’habitants s’enfuient. Des dizaines de milliers d’autres sont
égorgés ». Simone Weil, dans son étude
intitulée : « L’Iliade, poème de la
force », montre la même logique à l’œuvre
aussi bien chez Hector que chez Achille. Lorsqu’on s’engage dans la
guerre – on met donc le doigt dans un engrenage que l’on ne peut
maîtriser complètement.
Les deux points de vue que nous
venons d’exposer ont un point commun : tous deux rendent
impensable la notion de guerre juste, le premier en
considérant que le droit de déclencher une guerre – le
jus ad bellum – est constitutif de la souveraineté d’un Etat,
et qu’aucune guerre n’est injuste, parce que la politique est le
domaine de la force ; le second en disant que toute guerre est
un crime parce qu’elle est un moyen immoral et illégitime de
défendre une cause aussi légitime soit-elle. D’un
côté, on sépare morale et politique, de l’autre
on soumet la politique au principe de la pure morale. Dans les deux
cas, il devient inconcevable de distinguer guerres justes et guerres
injustes. Or la notion de guerre juste présuppose – c’est
là que se situe la difficulté – que nous fassions au
contraire des différences entre les guerres. Seule l’agression
serait un crime. Mais examinons d’un peu plus près le
problème.
D’abord, il faut reconnaître
qu’on ne peut pas confondre sans réserve guerre d’agression et
guerre de légitime défense. Si l’agression est un
crime, il n’est pas possible que la légitime défense en
soit un au même degré. Tel était
déjà le point de vue des juristes
médiévaux, tel est aussi me semble-t-il le point de vue
du sens commun. Si la défense contre une agression militaire,-
je souligne le si -, ne peut être que la guerre, s’il n’existe
pas d’autre manière de se défendre contre un agresseur
que de soutenir la guerre qu’il nous impose, il y a bien en un sens
un droit à la guerre. Ce droit existe ou paraît exister
tant que la paix n’est pas vraiment effective, tant qu’il n’y a pas,
dans les différends qui opposent les Etats, d’arbitre
incontestable capable de faire respecter sa décision. La
grandeur du pacifisme moral, c’est de dire que l’humanité
n’existe que par la paix. Sa limite c’est que la paix n’est pas,
parce qu’elle est à faire et sera peut-être toujours
à faire. Hobbes a nommé Etat de nature cette situation
où l’arbitrage ne peut valoir. Mais l’Etat de nature est
synonyme de guerre : « La guerre ne consiste pas
dans un combat effectif, mais dans une disposition allant dans ce
sens, aussi longtemps qu’il n’y a pas d ‘assurance du
contraire ». J’ajoute que dans ces conditions, ce serait
nier la souveraineté d’un Etat, lui refuser toute garantie
d’existence, toute sécurité, que de vouloir le
désarmer. Le droit à la guerre n’est d’abord que le
droit de disposer d’un armement. Et d’en faire usage pour se
défendre contre l’agression, quand rien ne garantit que cette
agression serait punie ou empêchée.
Il est assurément
légitime de faire le procès de la guerre au nom du
principe du droit, et des droits de l’homme. Mais au nom de ce
principe même, on ne peut pas penser la même chose d’une
guerre entreprise par un peuple pour se libérer de la tutelle
ou de l’oppression d’un autre, et de la guerre entreprise pour
coloniser, souvent déguisée dans de prétendus
objectifs de « civilisation ». Peut-on nier le
droit des peuples à disposer d’eux mêmes et à
vivre en fonction de leur religion ou de leur coutume ? La
politique n’est pas la morale, mais elle ne peut se concevoir sans un
rapport à la morale, à travers l’idéal de la
liberté. En affirmant que c’est seulement dans l’Etat que
l’individu peut réaliser sa liberté, «
accéder à l’existence libre et raisonnable »,
Hegel semble établir une certaine légitimité de
la guerre défensive, une certaine obligation pour le citoyen
de sacrifier ses biens particuliers, sa vie même, pour le
« salut public » !
Enfin, l’histoire a
révélé une forme suprême de guerre
injuste : je veux dire la guerre qui n’aurait pas d’autre fin
que l’extermination de l’ennemi. Dans la guerre normale, la
possibilité de vivre en paix avec l’ennemi d’un moment doit
être sauvegardée. La paix doit demeurer l’horizon de la
guerre. C’est ce devoir qui justifie fondamentalement le
« jus in bello », le droit dans la guerre dont
nous avons évoqué l’existence dans les débats
médiévaux et dont on doit reconnaître par
ailleurs qu’il est si souvent lettre morte, et sans lequel la guerre
serait pure barbarie. Par exemple, ne pas tuer les ennemis
désarmés, traiter correctement la population civile
etc. Mais dans la guerre d’extermination, l’ennemi n’est pas compris
comme un ami potentiel. Il est conçu comme un ennemi
substantiel, qu’il faut détruire en totalité. La guerre
est alors sans fin, sans limite. La question qui surgit alors est la
suivante : ne serait-il pas indigne, en fin de compte, pour les
peuples et les Etats qui peuvent empêcher cette extermination
par le recours à la force armée de se soustraire
à cette exigence ? N’y a-t-il pas là une sorte de
nécessité morale ? Faut-il donc admettre avec
Saint Thomas qu’une guerre menée pour un bien, si tant est
qu’il en existe, est en un sens un bien ?
Pour toutes ces raisons, il nous
semble que nous devons limiter la pacifisme radical et
reconnaître en dépit de tout une sorte de
légitimité sinon à la guerre, au moins à
certaines guerres.
CONCLUSION
En guise de conclusion, je me bornerai à lire la
fin d’un propos d’Alain : « Où donc la
justice ? En ceci que le jugement ne résulte point des
forces, mais d’un
débat libre, devant un arbitre qui n’a point
d’intérêt dans le jeu. Cette condition
suffit, et elle doit suffire parce que les conflits
entre les droits sont obscurs et difficiles. Ce qui est juste, c’est
d’accepter d’avance l’arbitrage, non pas l’arbitrage juste, mais
l’arbitrage. L’acte juridique essentiel consiste en ceci que l’on
renonce solennellement à soutenir son droit par la force.
Ainsi ce n’est pas la paix qui est par le droit, car par le droit,
à cause des apparences du droit, et encore illuminées
par les passions, c’est la guerre qui sera, la guerre sainte, et
toute guerre est sainte. Au contraire, c’est le droit qui sera par la
paix, attendu
que l’ordre du droit suppose une déclaration
préalable de paix, avant l’arbitrage, pendant l’arbitrage, et
après l’arbitrage ».
Claude
Ménard
Jeudi 18 décembre
2008
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