L’ INDIFFERENCE PEUT-
ELLE ETRE UN IDEAL ?
Dans un colloque consacré
à la morale, le philosophe italien
Norberto Bobbio avait eu l’idée de
prononcer un éloge de la douceur, une vertu
« faible », disait-il, mais malgré cela
très importante. Il invoquait le célèbre verset
de l’évangile de Matthieu : « Heureux les doux,
car ils auront la terre en partage ». A la suite de nos
débats sur la nature et le sens de la visée de sagesse,
il m’a semblé qu’un éloge de l’indifférence,
conçu sur le même modèle, ne serait
peut-être pas totalement inutile. Mais est-il
concevable ?
Il se trouve en effet que
l’indifférence n’a pas très bonne presse. D’une
manière générale, elle est
désapprouvée, elle n’est pas vue de manière
positive. Elle est assimilée à l’égoïsme,
à l’incapacité de s’intéresser au sort des
autres, à la fermeture sur soi. En un mot, elle est
stigmatisée comme le contraire des vertus morales
fondées sur le « dépassement » du
« soi », le souci d’autrui.
On me permettra d’en donner
brièvement une confirmation littéraire. Dans
l’Etranger, Camus laisse clairement entendre que Meursault, le
héros du roman, n’a pas été condamné pour
le meurtre qu’il a commis dans un moment d’égarement, mais
bien plutôt pour l’indifférence dont il semble avoir
fait la preuve lors de la disparition de sa mère. Pas de
larmes, pas de transports de douleur au cours de l’enterrement:
cela suffit à démasquer un monstre. On se souvient du
début du texte : « Aujourd’hui, maman est
morte. Ou peut-être hier, je ne sais
pas. J’ai reçu un télégramme de
l’asile : « Mère
décédée, enterrement demain. Sentiments
distingués." ». Cela ne veut rien
dire. »
Or que lisons-nous chez les
Stoïciens, par exemple dans le « Manuel »
d’Epictète, au sujet de l’attitude qu’il convient d’avoir
vis-à-vis de la mort des proches ? Nous lisons
ceci : « Ne dis jamais à propos d’une
chose : « je l’ai perdue », mais
« je l’ai rendue ». Ton enfant est mort ? Il
a été rendu. Ta femme est morte ? Elle a
été rendue ». Un peu plus loin, il est
précisé ceci : « Si tu veux que tes
enfants et ta femme et tes amis restent en vie, tu es un
insensé ; car tu veux que ce qui ne dépend pas de
toi dépende de toi et que les choses qui te sont
étrangères soient
tiennes ».
Ce que le
philosophe nous recommande en ces exhortations, n’est-ce pas en
définitive de cultiver une sorte d’indifférence ?
De prendre les choses qui arrivent avec
« philosophie » ? On croirait qu’il
recommande au chercheur de sagesse ce que Meursault semble avoir
vécu sans effort ? Mais alors nous devons nous poser la
question suivante : ce qui est désapprouvé par
l’opinion des juges – il faudrait dire par l’opinion commune - dans
un cas peut-il être dans un autre contexte perçu comme
un idéal ?
Y aurait-il une indifférence
louable et une indifférence condamnable ?
.
.
.
Avant de
verser quelques arguments au dossier du débat, il ne sera pas
inutile de commencer par un bref examen des notions essentielles qui
apparaissent dans l’intitulé du
sujet.
En ce qui concerne la notion
d’idéal, il y a deux alinéas dans le vocabulaire
philosophique Lalande. 1) Au sens A, on qualifie
« d’idéal » ce qui donnerait une parfaite
satisfaction au sentiment et à l’intelligence de l’homme.
C’est ainsi que l’on parle d’un ciel idéal, d’une
beauté idéale, de proportions idéales. En tous
ces exemples, la notion d’idéal désigne une valeur
esthétique. L’idéal serait au fond la présence
de la perfection dans la réalité sensible. 2) Au sens
B, l’idéal désigne ce à quoi on aspire, le
modèle de vie que l’on se propose de réaliser. C’est
ainsi qu’au plan politique, on parlera de « l’idéal
républicain » pour indiquer le modèle de vie
sociale que l’on considère comme souhaitable. Parlant de la
« Cité idéale » de Platon, Kant
déclare : « La
république de Platon est devenue proverbiale comme exemple
prétendu frappant d’une perfection imaginaire qui ne peut
trouver son origine que dans le cerveau d’un penseur
oisif ». Il suffit de se donner cette
« perfection imaginaire » pour modèle et
pour règle, et elle devient ce qu’on appelle couramment un
idéal . En
résumé, le mot idéal est un quasi synonyme de
valeur. Il désigne soit une valeur esthétique, soit une
valeur éthique à réaliser.
Que
lisons-nous dans le même vocabulaire au sujet de
l’indifférence ?
En
un premier sens, l’indifférence définirait un
état psychologique qui ne contiendrait ni plaisir, ni douleur,
ni même un mélange des deux. Être
indifférent, ce serait donc n’éprouver rien, ne rien
ressentir, ni douleur, ni trouble, ni crainte, ni enthousiasme. Ce
serait être au degré zéro du
« pathos », soit dans ce que certains ont
nommé l’apathie.
Il
serait bien difficile de considérer un tel état comme
satisfaisant. Il y a même lieu de se poser la question de
savoir s’il constitue une réelle possibilité
existentielle. La vie par définition consiste à
désirer, à ressentir, à préférer.
L’indifférence que nous venons de décrire ne peut
être qu’une sorte de mort. Les anciens l’auraient
rapproché de la mélancolie, de la « fatigue
de vivre ». Les modernes de la déprime.
Peut-être de la nausée ou du sentiment de l’absurde. En
tout cas, il serait paradoxal d’en faire un
idéal.
Les
choses ne sont guère plus encourageantes lorsqu’on passe au
deuxième sens donné à l’indifférence,
à savoir l’indétermination. Lalande cite ici
Descartes qui écrit :
« Indifférence me semble proprement signifier un
état dans lequel la volonté se trouve, lorsqu’elle
n’est point portée par la connaissance de ce qui est vrai ou
de ce qui est bon à suivre un parti plutôt que
l’autre. »
Supposons par exemple que j’ignore
complètement les programmes des deux candidats en lice pour
une élection décisive dont dépendrait par
hypothèse le sort du pays ! Imaginons aussi, pour
compléter l’illustration, que je n’aie aucune idée de
ce qui est utile ou nuisible au bien commun. Je me trouverais alors
dans l’indifférence telle que la décrit Descartes. Ma
volonté sera
« indifférente ».
Or il est difficile aussi de
considérer cette indifférence du vouloir comme un
idéal. Il s’est trouvé quelques philosophes pour
considérer que cette indifférence est une condition
de la libre choix. N’étant
porté ni vers l’un ni vers l’autre des partis à
prendre, un peu comme l’âne de Buridan hésitant entre le
seau d’avoine et le seau d’eau du fait qu’il a également faim
et soif et qu’il est situé à mi-distance de l’un et de
l’autre, l’indifférent décidera sans y être
déterminé. Donc librement. Mais il ne faut pas
confondre l’absence de motivation et la liberté dans son
accomplissement le plus haut. Se décider sans raison
véritable, en se réglant sur le hasard, c’est ce que
les grands philosophes ont défini comme le « plus
bas degré » de la liberté.
On
peut remarquer encore avant de conclure cette analyse que les
deux formes d’indifférence que nous venons de définir
se rejoignent dans une large mesure. Si je n’ai aucune raison de
préférer un candidat à un autre, je serai
insensible au résultat du vote. Si je ne m’intéresse
pas à la politique, au sort commun, si je ne me documente pas
sur les enjeux du scrutin, mon vouloir demeurera en fin de compte
indéterminé.
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Il
paraît donc tout à fait impossible, selon ces analyses,
de considérer l’indifférence comme un état
satisfaisant. Mais c’est qu’elle est ici décrite comme une
donnée initiale, et non comme un objectif ou une règle
qu’on pourrait se donner par raison. Or il faut prendre en
considération le paradoxe constituant de toute règle
éthique, qui réside dans le fait de demander ce qui
n’est justement pas spontané. Ainsi par exemple, s’il s’agit
de devenir indifférent, de se rendre capable
d’indifférence, ce ne peut être que dans la mesure
où nous ne le sommes justement pas spontanément. C’est
le partisan, c’est le passionné, celui qui souffre trop ou
celui qui s’enthousiasme trop qui aura éventuellement besoin
d’une « thérapeutique », qui trouvera un
sens ou une nécessité à l’effort pour prendre
les choses avec philosophie. Ainsi, le débat de ce soir porte
sur la valeur du projet de s’exercer à l’indifférence
bien plutôt que sur l’indifférence elle-même en
tant que fait psychologique.
Or
nous remarquons tout d’abord que s’exercer à
l’indifférence, c’est fondamentalement s’exercer à
modérer ses passions. A quoi on objecte aussitôt que la
passion est ce qui donne un sens à l’existence, que
« rien de grand ne se fait sans passions
violentes », que le vrai mal réside dans l’absence
de passion. Si l’idéal de l’existence est la passion, alors il
faut condamner tout effort pour les modérer. Mais peut-on
préférer le fanatique à
l’indifférent ? Des deux, lequel est somme toute le plus
dangereux ? On sait bien qu’il existe une
dangereuse
indifférence qui résulte de la passion. Quand on
est éperdu de passion pour quelqu’un ou pour un combat, on
néglige tout le reste. Kant l’a noté avec force dans
son cours sur l’anthropologie : « L’ambition
d’un homme peut toujours être une inclination que la raison
approuve, mais l’ambitieux veut néammoins être aimé
des autres, il a besoin d’un commerce agréable avec les
autres, etc. Mais s’il est un ambitieux passionné, il est
aveugle à l’égard de ces fins que ses inclinations
l’incitent pourtant à prendre en compte, et la haine que les
autres pourraient lui porter, la manière dont ses relations
pourraient le fuir, tout cela il le
néglige ».
Condamner tout effort vers
l’indifférence, ce serait condamner la philosophie
elle-même. La philosophie, en son sens premier, est en effet
une quête de la sagesse. Or cela veut dire un certain nombre de
choses qui ont un rapport à notre question.
D’abord,
la philosophie veut être – nous reprenons ici la
célèbre définition proposée par Alain au
début de son livre « Eléments de
philosophie » - une « évaluation exacte
des biens et des maux ayant pour effet de régler les
désirs, les craintes, les ambitions et les
regrets ». Être sage, dit Alain, c’est évaluer
correctement la valeur des choses. Or cela n’est possible que par
l’exercice de la raison et de l’intelligence. Mais pour que cet
exercice soit possible, il faut faire taire
en un sens les passions, il faut ne pas leur être asservis. Car
il y a deux prétendants à l’évaluation des biens
et des maux : la passion et la raison. L’un ne peut se faire
entendre que si l’autre est en quelque sorte réduit au
silence, si son influence est amoindrie. De là la
nécessité pour philosopher de se rendre au moins
partiellement indifférent aux objets de la passion.
Dans l’optique définie ici
par Alain, l’une des tâches ultimes de la philosophie est de
décider de ce qui doit nous être indifférent. On
retrouve ici l’un des thèmes essentiels des stoïciens. Un
des thèmes essentiels aussi de la philosophie Socratique.
Est-ce le pouvoir qui doit nous motiver, ou bien l’effort pour se
connaître soi-même ? Opter pour l’un des termes du
dilemme, c’est se rendre indifférent à l’autre.
Qu’est-ce que régler ses craintes, ou régler ses
désirs,
sinon décider de ce qui doit
rester indifférent. Définir le bien, cela suppose en
contrepartie définir ce qui n’est ni bon ni mauvais. Ni
à désirer, ni à rechercher.
On
m’objectera peut-être que la philosophie est avant tout
spéculative, et non pas avant tout
« pratique ». Que son objet ce sont les questions
que les hommes se posent au sujet du monde dans lesquels ils se
trouvent comme embarqués. Acceptons cette objection. Il n’en
demeurera pas moins que la recherche
désintéressée au sujet de ces questions aura
pour vertu de nous détacher des problèmes liés
à nos intérêts particuliers. Je cite
Russel : « Le monde des intérêts
particuliers est un monde restreint placé au milieu d’un vaste
et puissant univers qui tôt ou tard mettra en ruines notre
monde personnel… L’esprit qui s’est accoutumé à la
liberté et à l’impartialité de la contemplation
philosophique, conservera quelque chose de cette liberté et de
cette impartialité dans le monde de l’action et de
l’émotion ; il verra dans ses désirs et dans ses
buts les parties d’un tout, et il les regardera avec
détachement comme les fragments d’un monde qui ne peut
être affecté par les préoccupations d’un seul
être humain ».
Enfin,
nous rappellerons que des philosophes aussi importants qu’Epicure et
Lucrèce , sans oublier les tout
premiers sceptiques, ont fait de l’ataraxie, terme d’origine grecque
signifiant la sérénité, l’absence de troubles,
le véritable état du sage, l’idéal qu’il doit
constamment avoir sous les yeux et en fonction duquel il
règlera sa conduite. Or que serait l’ataraxie sans
indifférence, non à tout bien sûr, mais au moins
à la mort ? aux honneurs ?
au luxe et à la richesse ?
Mais que répliquer au
moraliste qui condamnerait dans l’indifférence du sage un
« désengagement », une forme subtile de
l’égoïsme, une pure préoccupation pour soi
fondée sur ce que les grecs ont appelé : philautie ?
CONCLUSION.
Je conclurai le débat par
une citation provocante de Lucrèce : « Il est
doux, quand sur la mer les vents soulèvent les flots,
d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui : non
que la souffrance de personne ne soit un plaisir si grand ; mais
voir à quels maux on échappe soi-même est chose
douce. Il est doux encore de regarder les grandes batailles de la
guerre, rangées parmi les plaines, sans prendre sa part du
danger. Mais rien n’est plus doux que d’occuper solidement les hauts
lieux fortifiés par la science des sages, régions
sereines d’où l’on peut abaisser ses regards sur les autres
hommes, les voir errer de toutes parts, et chercher au hasard le
chemin de la vie, rivaliser de génie, se disputer la gloire de
la naissance, nuit et jour s’efforcer par un labeur sans égal
de s’élever au comble des richesses ou de s’emparer du
pouvoir. Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs
aveugles ! Dans quels dangers et dans quelles
ténèbres
s’écoule ce peu d’instants qu’est la
vie ! Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ?
Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de
douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être,
dépourvu de crainte et de
sérénité ? »
Toute l’ambiguïté de
l’indifférence du sage se trouve exprimée en ces
quelques lignes.
Claude
Ménard
Jeudi 3 mai 2007