SUR QUOI FONDER LE DROIT DE PUNIR ?

 

 
Je voudrais, pour commencer, vous expliquer le sens que je donne à ma question. Cette question a évidemment quelque chose de déplaisant. Elle nous force à tourner notre regard vers la laideur au lieu de nous inviter à contempler la beauté. La laideur dont il s’agit est celle de la violence qui règne toujours dans les sociétés humaines. Parler du droit de punir, c’est se confronter à ce que certains philosophes nomment le mal. La volonté de punir elle-même n’est sans doute pas indemne de toute violence, de toute passion. Elle est par essence réactive. Il va s’agir de se demander si elle peut se réclamer du droit et de la raison.
 
Fonder, en effet, c’est justifier rationnellement, c’est légitimer. Un fondement n’est ni une origine ni une cause. Il s’agit de savoir en fonction de quels arguments on peut justifier le droit de punir que la société revendique pour elle-même, tout en le refusant (à juste titre) à l’individu privé.
 
Cette question peut et doit se poser pour plusieurs raisons fondamentales. D’abord, il est de fait que l’acte de punir, pris dans sa matérialité, ressemble à une violence. Partons d’exemples très simples. Mon enfant est turbulent, je le punis en le privant d’un bonbon, ou bien je le mets au coin, et le cas échéant, s’il ne se calme pas, je lui donne une fessée, ce qui était paraît-il pratique relativement courante au siècle dernier. La ressemblance matérielle de la sanction à une violence est encore bien plus évidente dans le cas des peines prononcées par la société, dont Hobbes nous donne une définition au chapitre 28 de son livre fondamental, le « Léviathan ». Je le cite : « Une peine est un mal que l’autorité publique inflige à celui qui a fait ce que la même autorité publique juge être une transgression de la loi. Le but est que la volonté des humains puisse par cela même être disposée à l’obéissance ». Hobbes précise en marge que « torts privés et vengeances ne sont pas des peines », et « qu’une peine suppose un jugement public préalable ». Nous reviendrons sur ces précisions. Mais pour le moment je soulignerai le terme central : un mal. Un mal, cela veut dire quelque chose qui est destiné à provoquer une souffrance. Punir, c’est faire souffrir, soit le corps, soit l’âme, évidemment par le moyen du corps. Mais de quel droit infliger cette souffrance ? Pourquoi ajouter à la souffrance première éprouvée par la victime une autre souffrance ? Telle est la question qui va se poser tout au long de notre analyse.
 
A cette difficulté s’en ajoute une autre. La peine consiste, – soit à faire souffrir l’individu dans sa chair –pensons aux punitions corporelles, aux coups de fouet infligés dans certaines cultures au voleurs ou aux femmes infidèles, comme nous venons de le dire – soit à le priver d’un droit que la société reconnaît par ailleurs être un droit essentiel, puisque c’est au nom de la défense de ce droit qu’elle punit. Ainsi, la société peut emprisonner celui qui a séquestré un de ses semblables. Or cet emprisonnement ne consiste-t-il pas lui aussi à séquestrer, mais en toute légalité cette fois ? Autre exemple, non moins parlant. Au nom du droit de la personne humaine à la vie, la société pourra aller, dans certains pays, jusqu’à priver l’individu convaincu de meurtre du droit à la vie, dont elle affirme en même temps le caractère absolu et sacré. En punissant, la société semble donc légaliser des actes qu’elle condamne par ailleurs lorsqu’ils sont le fait de l’individu. « Les agissements ordinairement tenus pour des voies de fait, meurtre, séquestration, deviennent des voies de droit – peine de mort, emprisonnement – quand l’autorité tenue pour légitime se les annexe, quand ils sont accomplis dans les règles, selon une procédure, et sous le contrôle de l’appareil judiciaire », déclare un éminent juriste. En punissant, la société ne contredirait-elle pas, finalement, les valeurs au nom desquelles elle punit ? A moins qu’elle ne juge que l’individu qu’elle punit n’a plus droit à la jouissance des droits de l’être humain, n’est plus un être humain ?
 
Mais c’est impossible, parce qu’en même temps, nous admettons qu’on ne peut punir l’individu que s’il est responsable de ce qu’il a fait. Responsable signifie capable de répondre, et cela implique qu’il a été au moment de l’acte délictueux, et qu’il est peut-être encore au moment du procès, en pleine possession de la raison. Un animal ne peut répondre de ses actes, faute de raison. C’est pourquoi on trouve absurdes les étranges procès d’animaux qui se déroulaient au moyen-âge, et qui parfois se concluaient par la peine capitale pour la pauvre bête. Avant de punir légitimement, il faut donc avoir jugé de la responsabilité du coupable. Mais, d’une part, qui peut examiner et décider de cette question sans risque d’erreur, qui peut en juger infailliblement ? Personne, hormis Dieu s’il existe. Même les psychiatres les plus avertis peuvent se tromper. On sait que pour admettre la responsabilité d’un être humain, il faut présupposer son libre-arbitre, qui est s’il existe, une réalité métaphysique indémontrable. Le droit de punir inclut donc un  jugement, qui comme tout ce qui est humain, est sujet au doute, à l’erreur. Et si le coupable est puni parce qu’il est jugé responsable, pourquoi lui dénier ensuite l’humanité en le privant des droits de la personne humaine, parfois pour toujours ?
 
Dans ces conditions, par quoi le droit de punir peut-il être justifié, si tant est qu’il puisse l’être ? Quel bien supérieur justifie-t-il qu’on institue le droit de punir, qu’on accorde à des hommes faillibles le droit de priver d’autres hommes faillibles de leurs droits ?
 
Je vais laisser ouverte la question de la punition des enfants. Faut-il les punir ? Les parents en ont-ils le droit ? Autant de sujets infiniment controversés et controversables. Une seule chose paraît claire : l’enfant doit être éduqué. Il a besoin de soins, besoin d’une discipline, besoin d’instruction, besoin d’intérioriser certaines règles. C’est que contrairement à beaucoup d’animaux, il ne dispose pas d’un savoir inné de ce qui est bon ou mauvais pour lui, il n’a pas d’instinct. Kant a souligné cette étrange condition du petit d’homme : « Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit se fixer lui-même le plan de sa conduite. Or puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui ». L’éducation est donc nécessaire, elle est un droit de l’enfant, et du coup peut-être la punition l’est-elle aussi. Car peut-on vraiment éduquer sans à un moment ou à un autre punir ?
 
Les peines judiciaires, qui concernent des adultes supposés éduqués, ne peuvent reposer sur cette seule légitimation. Dans sa définition, Hobbes souligne qu’elles sont du ressort de « l’autorité publique ». Elles ne sont pas une vengeance privée. Elles seraient infligées d’abord pour la loi, pour réaffirmer la valeur de la loi qui a été violée. C’est la transgression de la loi qui nous vaudrait punition. Par son acte délictueux, un membre de la société a bafoué la loi, il a tenu pour rien son existence. Il a nié la loi. La punition rétablit la loi, elle est la « négation de la négation de la loi », comme dirait Hegel. Ne pas punir, ne pas sanctionner la transgression de la loi, ce serait en effet admettre ostensiblement que la loi n’est pas vraiment une loi. Ce serait tenir pour nulle la volonté du souverain. C’est donc pour la loi qu’il faut punir, et cet argument aura d’autant plus de crédibilité, de force convaincante, qu’on sera citoyen d’un régime démocratique.
 
Le juriste italien Beccaria complète l’argument de Hobbes : les sanctions ne sont pas tyranniques parce qu’elles sont nécessaires. Cette nécessité, selon lui, nous est enseignée par l’expérience. « L’expérience a démontré », dit Beccaria,  « que la multitude n’adopte pas d’elle-même des règles stables de conduite et qu’il faut pour l’écarter du principe général de dissociation qu’on observe dans l’univers physique et moral, des moyens qui frappent immédiatement les sens et se présentent constamment à l’esprit pour contrebalancer les fortes impressions des passions individuelles s’opposant à l’intérêt général. Ni l’éloquence, ni la déclamation, ni même les vérités les plus sublimes ne suffisent à réfréner longtemps les passions excitées par les tentations de la réalité présente ». Si la raison avait un entier pouvoir sur la raison, il est bien évident que les peines seraient inutiles. Le méchant est comme un enfant, à ceci près que « c’est un enfant robuste ».
 
Enfin, l’institution des peines judiciaires rend possible un réel progrès de rationalité dans les transactions sociales. Elle permet en effet d’arrêter le processus, interminable et violent, de la vengeance qui suit en général le crime. Elle permet d’abolir la vengeance, de la délégitimer. On trouve dans la tragédie grecque, dont c’est un thème primordial, de très belles illustrations de ce passage du monde de la vengeance aveugle au monde de la justice apaisante et rationnelle. « Le crime impuni infecte la cité », proclame Œdipe dans la tragédie de Sophocle. « L’Orestie » d’Eschyle expose la même idée. Clytemnestre a fait périr Agamemnon, son époux, le père d’Oreste. Celui-ci la tue ensuite, bien qu’elle fût sa mère, pour venger le premier meurtre, qui n’a pas été puni, et les Erinyes torturent Oreste pour venger le matricide qu’il a commis, jusqu’à ce qu’un tribunal humain prononce la sentence et lui inflige la peine de l’exil. Justice apaisante et rationnelle, avons-nous dit ? Apaisante parce qu’en punissant le coupable, la justice donne satisfaction à la victime et reconnaît le tort qu’elle a subie, et la délivre de son désir inapaisable de se venger. Rationnelle dans la mesure où la peine est prononcée au terme d’un procès dialectique, à la fin d’un débat contradictoire supposant l’échange d’arguments, et par voie de conséquence, le recours à la raison.
 
Ces arguments en définitive justifient le droit de punir par son utilité sociale. L’ordre social, la sauvegarde de la loi, tels seraient les biens supérieurs au nom desquels il faudrait punir. Et si ce bien est tellement supérieur, ce serait au fond un devoir de le sauvegarder. Mais cette thèse ne me paraît pas totalement satisfaisante, et je voudrais pour ouvrir le débat lui apporter quelques réserves, elles mêmes discutables.
 
La loi, d’abord. On punit pour donner une autorité à la loi, soit. Mais c’est équivoque. De quelle loi s’agit-il ? S’agit-il de la loi morale, qui s’impose en principe à tous les esprits, ou de la loi positive, laquelle est instituée par une décision du souverain, c’est-à-dire le peuple ou le parlement dans les démocraties, le prince dans les monarchies, le tyran dans les tyrannies ? La loi positive, à la différence de la loi morale, n’est pas une loi universelle et éternelle. Elle change, selon les lieux, selon les époques. Telle action jugée criminelle en 1973 a cessé de l’être en 1976 : ainsi l’avortement. Ici, telle règle de la propriété s’impose, là telle autre. Et c’est cette relativité de la loi, à telle ou telle société, à telle ou  telle période de l’histoire, et finalement aux décisions de l’autorité souveraine qui pose évidemment question très délicate à celui qui réfléchit sur le droit de punir. En effet, si la classe des actes punissables n’est pas définie une fois pour toutes, si l’échelle des peines infligées varie dans le temps, ne devons-nous pas en tirer cette conséquence que bien des peines infligées ont dû être finalement en soi injustes ? Qu’en usant du droit de punir, on parfois produit l’injustice ? La société punit, elle affirme ce faisant la valeur de la loi qui a été bafouée par le contrevenant, qui a en quelque sorte été niée par lui, mais cette loi pourra cependant être jugée un jour injuste par le souverain qui l’avait instituée, si bien que tous ceux qui ont été punis au nom de cette loi l’auront été injustement.
 
D’ailleurs, punir seulement pour la loi, c’est admettre implicitement que la faute commise ne réside que dans la désobéissance à la volonté du souverain. Or cette idée est très réductrice. La faute commise ne concerne pas seulement la loi, elle concerne aussi autrui. Griller un feu rouge, c’est mettre en danger la vie d’un de nos semblables. C’est pourquoi certains manquements à la loi sont plus graves que d’autres. C’est pourquoi on ne pas punir justement sans tenir compte du préjudice subi par les victimes. Punir, comme l’a vu Aristote, c’est corriger une inégalité qui s’est créée du fait de la faute commise entre le coupable du délit et sa victime. 
 
Enfin, l’utilité sociale ne saurait fournir une juste mesure des peines pour tel ou tel délit, tel ou tel crime. On peut s’en servir comme argument pour légitimer bien des excès. Supposons qu’il soit dans l’intérêt général d’alourdir les peines, comme le veulent certains pénalistes d’inspiration sécuritaire, cela justifierait-il de le faire ? Le héros des « Misérables » fut envoyé au bagne pour le vol d’un pain. On pensait sans doute, à l’époque, que cette lourde peine était indispensable au maintien de l’ordre public, et à la défense de la propriété. Je note au passage que selon Beccaria, dont l’opinion a été confirmée par bien des études savantes, il n’y a pas de relation univoque entre la gravité des peines et leur efficacité dissuasive, notamment parce qu’alourdir les peines, c’est souvent les rendre inapplicables. Quoi qu’il en soit, l’intérêt général, obscur par lui-même, ne peut pas fournir une mesure claire et juste des peines. La justice veut en tout état de cause que la peine soit proportionnée à l’offense, elle ne peut prendre pour règle l’efficacité sociale.
 
Est-ce donc parce qu’il est utile pour la société de punir qu’il est juste de punir ? Kant va jusqu’à soutenir le contraire : « La peine juridique », dit-il, « ne peut jamais être considérée simplement comme un moyen de réaliser un autre bien, soit pour le criminel lui-même, soit pour la société civile, mais elle doit lui être infligée pour la seule raison qu’il a commis un crime ; en effet, l’homme ne peut jamais être traité simplement comme un moyen pour les fins d’autrui, du seul fait qu’il est une personne et non une chose ». Punir en ne prenant en compte que le seul intérêt général serait moralement injuste à l’égard de la personne que l’on punit, parce que ce serait la traiter seulement comme un moyen. Faire peur, dissuader, éduquer, garantir l’ordre, ces finalités ne pourraient pas, à elles seules, fonder le droit de punir. On est aux antipodes du point de vue utilitariste du grand sophiste Protagoras exposé par Platon. « Personne ne doit châtier un coupable en ne tenant compte pour tout motif, que de la faute commise, à moins, comme une bête sauvage, de s’abandonner à la vengeance de manière  totalement irrationnelle ; celui qui entreprend de châtier rationnellement ne se venge pas d’une injustice passée, -car ce qui est fait est fait -, mais il châtie en vue de l’avenir, pour dissuader le coupable, ou quiconque aura assisté au châtiment, de commettre une injustice ; et penser cela revient à penser que la vertu peut s’enseigner, puisque c’est pour dissuader qu’il châtie ». Au contraire, pour Kant, « L’homme doit être trouvé punissable, avant que l’on songe à retirer de cette punition quelque utilité pour lui-même et pour ses concitoyens ». Il ne faut punir que pour ce qui a été fait, et la peine n’est juste que de se fonder sur un principe de réciprocité et d’égalité : « le tort que tu fais à l’autre, c’est à toi-même que tu le fais ». Il faut punir pour réparer le tort subi, non pour éduquer ou dissuader. Telle est la leçon Kantienne, qui nous ramène insidieusement à la vieille loi du talion. Pour Kant, en effet, si la peine infligée au coupable qui s’est coupé par sa faute, de la société de ses semblables, est dérivée de la règle qu’il a posé en commettant son délit ou son crime de manière responsable, alors elle n’est plus assimilable à une violence pure et simple. Elle réalise en effet pour lui la loi qu’il a posée comme valable en agissant comme il l’a fait. Il ne peut pas protester contre elle. Par exemple, s’il a séquestré un de ses semblables, en être raisonnable, il a érigé en loi que l’on pouvait séquestrer. En l’emprisonnant, l’autorité publique ne ferait donc que lui appliquer « sa loi », elle lui ferait l’honneur de le traiter en législateur, comme un être qui n’a pas seulement agi par impulsion, mais qui a voulu ce qu’il fait, c’est-à-dire en a fait une loi.
  
Il y a donc un débat à mener sur toutes ces questions.
 
CONCLUSION : Le fondement du droit de punir, en fin de compte, me paraît double. L’intérêt général d’un côté, la justice de l’autre. La justice veut que la peine soit proportionnée à l’offense. Cet idéal de proportion est toujours, dans les cas concrets, à dispute. Mais il a néanmoins un sens. Il limite en effet la prétention à ne tenir compte que de l’intérêt général dans l’évaluation des peines. Il faut que les peines soient plus ou moins sévères selon que l’action est en soi plus ou moins injuste, de telle manière qu’en aucun cas la justice ne soit sacrifiée sur l’autel d’une prétendue efficacité, ou d’un prétendu intérêt public. L’utilitarisme ne peut donc pas fournir à lui seul un fondement pour le droit de punir. Et je conclurais cette fois encore par un texte étrange d’Alain : « Il y a loin du châtiment à la peine ; la peine est un état douloureux et forcé qui agira par la peur et par l’exemple, s’il ne peut mieux. Le châtiment vise plus profondément une réforme intime voulue par le coupable. Le châtiment n’est point forcé, il est accepté et même demandé comme étant la suite d’une volonté coupable, et en même temps comme un régime nouveau qui exclut un genre de désir et d’avidité, une ivresse, une colère, enfin ce qui a produit la faute ».  En devenant châtiment, en s’intériorisant, la peine trouve en définitive sa justification peut-être la plus profonde. Mais cela ne dépend plus de la loi. Alors ?
 
Claude Ménard
Jeudi 15 décembre 2011
 
 
  

Accueil

Présentation ..Prochaine rencontre ..Ecrits .Vidéos Historique ..ALP ..Plan d'accés ..Animateurs ..Boîte à idées