Le Notre Père, prière universelle ?

 

La proposition de prendre la prière du Notre Père comme thème d’un débat des Jeudis Philo amène la question préjudicielle de la légitimité d’un tel choix dans un tel cadre. Sans entrer dans le détail de l’argumentaire, je dirai ici que l’essentiel est de pouvoir mettre à distance l’objet religieux. C’est, disons, la règle d’« enseignement non religieux du religieux », qui est à ce qu’il me semble appliquée dans l’Education nationale. Cela vaut aussi, à mon sens, pour une ‘société’ comme la nôtre. Avec cependant deux modulations. La frontière entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas offre en effet une certaine porosité... Et, deuxièmement, il ne s’agit pas seulement ce soir de parler non religieusement d’une prière. Il s’agit de questionner cette prière. D’y appliquer ce que j’appelle ‘le coin philosophique’, d’y porter en l’occurrence la ‘cognée’ d’une question relative à l’universel.

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 La question de la potentielle universalité du Notre Père est posée entre autres du fait que la communauté chrétienne s’est longtemps revendiquée « catholique » i.e. au sens étymologique, « universelle ». L’Eglise orthodoxe au XIè siècle, puis les protestants au XVIè, ont pris la tangente. On se retrouve aujourd’hui avec un ‘oecuménisme’ plutôt mal en point. Ce n’est toutefois pas sous cet angle que je voudrais poser la question de l’universalité du NP. Aussi bien le NP est l’un des objets religieux les plus oecuméniques qui soit, puisqu’il fait partie des quatre éléments constitutifs des « abrégés » contemporains de la foi chrétienne, acceptés à quelques chouias près par l’ensemble des églises chrétiennes. A savoir le Décalogue (issu de l’Ancien Testament), le Notre Père (venant de l’Evangile), le Credo, ainsi que certains sacrements.

Sur quoi repose l’aspiration (ou la prétention ?) de l’Eglise à l’universalité ?  A l’apôtre Paul bien davantage qu’à  Jésus lui-même. Je partage sur ce point la thèse (loin d’être originale) du philosophe Alain Badiou dans son livre Saint Paul, la fondation de l’universalisme (PUF, 1997). Fondation qui repose notamment sur la formule bien connue de la lettre de Paul aux Galates (3, verset 28): en Christ, il n’y a plus ni Juif ni païen, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. Or le Notre Père n’est pas la façon de prier de Paul, c’est celle de Jésus. Est-il possible de détacher Jésus de l’épaisse couche de lectures, interprétations et réinterprétations dont il est depuis deux millénaires l’objet ?

Prenons une mesure rapide du problème.  Il y a trois niveaux d’approche de Jésus. D’abord le Jésus dit ‘Jésus de l’histoire’, celui donc qui a vécu une histoire complète dont il ne reste pour le moment que peu de traces. De ce Jésus, on ne sait quand exactement il est né, ni si à coup sûr il a eu des frères, etc. Le second niveau, c’est le Jésus terrestre’ ou ‘Nazaréen’, qui est le Jésus dont parlent les Quatre Evangélistes, mais dont parlent aussi nombre d’écrits voisins et contemporains, écrits que les Pères n’ont pas retenus au nombre des écrits considérés comme révélés. Et il y a le ‘Jésus-Christ’ tel que le définissent les premiers disciples et surtout l’apôtre Paul, et qui se trouve au coeur de la Révélation (noyau encore appelé « kérygme »).

L’articulation entre le Jésus historique, le Jésus Nazaréen (celui que présentent dans leurs écrits les disciples des premiers cercles), et le Christ de la théologie apparaît aujourd’hui plus complexe que jamais, du fait surtout de la formidable multiplication des documents accessibles (ceux de la Mer morte notamment), documents provenant de la période (au sens large) où vécut le Nazaréen, et qu’on appelle période inter-testamentaire. L’histoire et la prédication du Nazaréen sont l’objet (mais aussi le produit) d’un récit polyphonique.  Dans ce récit polyphonique s’entremêlent des événements réels et d’autres reconstitués, des reprises de thèmes de l’Ancien Testament, des interprétations relevant en partie du mythe et de la fable, le tout formulé dans une période de crise sociale et politique. C’est cette structuration complexe que tentent de détricoter progressivement exégètes et historiens depuis bientôt deux siècles. La distance qu’il y a entre nous et le texte des origines s’est ainsi accrue car nous sommes dans la conscience qu’entre lui et nous s’intercale un nombre toujours plus considérable de reprises, d’interprétations, d’échos..

 La pluralité de l’Ecriture sainte présente à cet égard une différence majeure avec le texte saint de l’islam, qui est considéré en bloc comme l’expression, l’inscription quasi directe, de l’unique parole divine. Texte dont la traduction dans une autre langue que l’arabe apparaît déjà aux yeux de bien des musulmans comme une trahison impie. Je crois que cette forme d’universalisme est mortifère. Mais le comportement d’une partie des chrétiens à l’égard du  Da Vinci Code a manifesté de façon voisine leur difficulté à admettre qu’ils ne sont pas propriétaires de la figure du Nazaréen : pour eux, Jésus doit se présenter comme dans les contrats d’exclusivité, avec le petit ‘r’ dans un cercle, marque Jésus®,  dûment déposée...

Il est certes toujours tentant de vouloir ‘arraisonner’ le Nazaréen, lui qui s’interrogeait apparemment sur sa propre identité : « Qui dites-vous que je suis ? ». L’arraisonner en lui demandant de présenter ses papiers. En cherchant à percer ses intentions. Mais que cherchait Jésus ?  Son projet était-il même seulement religieux au sens où nous avons tendance à prendre le terme aujourd’hui ? Il n’était pas marqué « religion » sur son front.  Quel fut au juste son ‘mode de relation’ (J.L. Marion) avec le divin ?

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J’en viens ainsi au Notre Père. Pour les raisons indiquées plus haut (la nécessaire ‘mise à distance’), je prends le NP comme un phénomène quelconque. Ce qui veut dire : d’abord comme un texte, comme un quelconque texte. Cela me contraint toutefois aussi à adopter à son égard les mêmes comportements que ceux qui sont mis en oeuvre envers n’importe quel phénomène ou n’importe quel texte, et à activer les mêmes procédures de compréhension, en interrogeant d’abord ses caractères propres, ses particularités.

En un sens, il ne faut pas faire d’acrobaties spéciales pour « mettre à distance » le texte du Notre Père. Il s’y met de lui-même, tout seul. Il se met en retrait, s’appliquant en quelque sorte à lui-même ce que Jésus recommande, à ceux qui l’écoutent lors du fameux discours sur la montagne, Matthieu, 6, 6 sq. : quand tu pries, va dans la partie la plus retirée de ta maison, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret...[ vraiment étonnant, de la part d’un homme dont on fera le fondateur d’une ‘ecclésia’, d’une communauté priante...].

 Le texte lui aussi est en retrait, déposé dans deux évangiles distincts, celui de Matthieu et celui de Luc, dans deux présentations différentes, qui sont en outre des traductions, avec une disposition complexe de textes rédigés en grec, et selon une métrique grecque, à partir de versions locales d’une prière qui fut prononcée en araméen et dont on ne peut même pas être historiquement certain qu’elle fut prononcée dans sa totalité, telle qu’on la trouve en Matthieu, par Jésus lui-même.

 

Traduction du Notre Père selon Matthieu, 6, 9-13

Notre Père qui es dans les cieux
Que Ton Nom soit sanctifié !
Que Ton Règne arrive !
Que Ta Volonté soit faite !
Comme au ciel aussi sur la terre.
Donne-nous aujourd’hui notre pain pour demain !
Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs !
Et fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve,
mais délivre-nous du Malin !

 

 

Traduction du Notre Père selon Luc, 11, 2-4

Père,
Que Ton Nom soit sanctifié !
Que Ton Règne arrive !
Donne-nous chaque jour notre pain pour demain !
Remets-nous nos péchés,car nous-mêmes nous remettons
à quiconque nous doit !
Et fais que nous n’entrions pas dans l’épreuve !

 

[ces deux traductions sont celles que fournit Marc Philonenko en annexe de son livre, Le Notre Père. De la prière de Jésus à la prière des disciples (Gallimard, NRF, coll. « Bibliothèque des histoires », 2007  pages 172 et 173  – 208 pages.). Il soutient dans ce livre l’idée que la première partie du texte de Matthieu, absente chez Luc, constitue en propre la ‘prière de Jésus’. Le texte de Luc indique par contre ce que peut être la prière que Jésus recommande à ses disciples. Philonenko est un spécialiste des manuscrits de la Mer Morte, éditeur, avec André Dupont-Sommer, des Ecrits intertestamentaires (Gallimard, Pléiade).]

Je m’arrête à « l’invocation » d’ouverture. « Notre Père » dans Matthieu. Et simplement « Père » chez Luc. Matthieu ajoute « qui es dans les cieux ». Il est difficile de percevoir l’arrière-plan de ces formules, particulièrement rares chez les évangélistes comme dans la littérature vétéro-testamentaire. Il faudrait dans l’idéal connaître exactement ce que l’historien Lucien Febvre, lorsqu’il travaillait sur l’incroyance au temps de Rabelais, appela « l’outillage mental » dont dispose tout individu pour réfléchir, et qui varie selon les époques et les sociétés. Chaque époque a ses codes, sa symbolique, le sens des mots évolue, et il ne suffit pas de se référer aux étymologies. Si un historien futur se saisit dans la littérature d’aujourd’hui de l’expression « je suis étonné », il serait judicieux qu’il s’aperçoive qu’on n’en est plus au sens étymologique du mot, et qu’il ne s’imagine pas que je suis ‘frappé du tonnerre’ au sens littéral. Ce problème de compréhension et de traduction se pose constamment, et spécialement pour la traduction des textes bibliques.

  Marc Philonenko estime qu’il est extrêmement douteux que Jésus ait jamais utilisé pour son compte l’expression « Notre Père ». Il rappelle que dans les Evangiles, on trouve ou bien « Père », ou bien tantôt « mon Père » lorsque Jésus s’adresse à Dieu, tantôt « votre Père » lorsqu’il parle de Dieu à ses disciples. Ainsi, chez Jean (20, 17) : « Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » !). C’est tout à fait étrange. Et Philonenko pense que la formulation « Notre Père », qui ne se trouve qu’une seule fois dans les synoptiques (c’est un hapax, chez Matthieu, ici donc) a en fait un caractère rédactionnel. Je voudrais insister un tout petit peu sur cette affaire du ‘nous’ absent de la prière de Jésus (comme cela ressort nettement chez Luc).

Il y a aux Etats-Unis un très savant rabbin fréquemment cité dans le livre que Joseph Ratzinger vient de consacrer au Jésus historique. Cela vaut aujourd’hui à Jakob Neusner le surnom de rabbin préféré du pape. Dans un livre paru en 2008 aux éditions du Cerf (Un rabbin qui parle avec Jésus), Jacob Neusner donc déclare qu’en dépit de toute sa bonne volonté, il se trouve dans l’impossibilité de suivre Jésus. Car ce qu’affirme ce dernier est trop contraire à la foi juive.

Neusner écrit : « La Torah m’apprend ce qu’est vivre dans le Royaume de Dieu ici et maintenant. C’est un message qui parle à un nous collectif et qui parle au présent. Jésus, lui, parle des cieux et pas de la terre. Il ne dit pas comment former un royaume de prêtres et un peuple saint. Jésus parle au ‘je’, il m’appelle ‘moi’. Or je fais partie d’un ‘nous’ ». Voilà ce que pense un grand rabbin.

 Cette perception du mode d’interpellation de Jésus me semble éclairer un peu l’absence du ‘nous’ dans la prière de Jésus... Car cette absence m’apparaît justement un des éléments ‘universalisants’ de la prière de Jésus. A savoir la distance qui sépare sa prière de ce que l’ethnologue Edmond Ortigues appela les religions ethniques : religions des ancêtres, religions de la communauté plus ou moins fermée sur elle-même, religion du groupe, du peuple, du sang, de la terre ancestrale...

 Or ici, au lieu de l’invocation au dieu des patriarches et d’Israël, Jésus fait référence à son Abbâ araméen, un Père dont la nature, au final, reste indéterminée. Et en cela très accueillant. Et en cela, tendanciellement universel... (bien que sa nature masculine...). Le plus assuré dans toute cette affaire, c’est en effet quand même ceci : Jésus s’est adressé à son dieu en disant «Abbâ ! », traduisible par ‘Père’. Cela suscita sans doute un étonnement peut-être scandalisé. Jésus n’utilise pas la formule d’invocation à laquelle on aurait pu s’attendre. Il ne s’adresse pas au dieu d’Israël, au dieu des ancêtres, à celui qu’on identifie, et Pascal encore, comme le dieu d’Abraham Isaac et Jacob ! Sacré culot de la part de Jésus. Fondé dans la certitude de sa filiation... ? Peut-être. Mais « fils de Dieu », ça signifie quoi au juste ?

Que dire maintenant du déroulé général de la prière ? On peut être sensible à la grande simplicité à la fois de sa théologie implicite (en comparaison de quoi la plupart des lettres de l’apôtre Paul sont des sommets de sophistication), et de ‘demandes’ telles que (traduction libre !): que croisse le royaume, que la vie puisse continuer, et que Dieu pardonne les offenses de la même façon que les hommes remettent les dettes à leurs débiteurs. Tous ces éléments, cependant, sont liés à une culture particulière :

- La référence au royaume, bien sûr.

- Ensuite l’utilisation à première vue très étrange, dans la quatrième demande, d’un mot grec qui ne se rencontre qu’ici dans toute la littérature grecque, un hapax, à savoir l’adjectif qui vient qualifier le ‘pain’  – épiousios- : le pain du lendemain ? Philonenko penche fortement pour y voir l’allusion à la manne donnée aux Hébreux dans le désert.

 - De même pour la remise des dettes, évocation probable de la coutume juive de remise des dettes tous les sept ans.

- De même  la référence finale au ‘Malin’.

La conscience religieuse de Jésus, ou induite en tout cas par Jésus, apparaît bien ici imprégnée de la culture juive. Et en ce sens elle ne se situe pas d’emblée dans l’universel et reste particulariste.

Mais on peut être sensible aussi à un autre aspect de ce déroulé général, à savoir à la distance maintenue par rapport à ce qui constitue le modèle d’une quantité considérable de prières, dites ‘religieuses’ mais que je crois bien plus proches des comportements magiques, prières inspirées pour le coup par un culot formidable, en dépit de l’apparente humilité dont elles s’entourent : Seigneur, fais que.., fais que mon mari revienne, fais que notre fils guérisse, fais que notre pays gagne la guerre, fais que je sois capable de t’aimer, etc. Ces prières veulent établir une ligne plus ou moins directe avec Dieu. Elles sollicitent une intervention ‘exceptionnelle’ pour que Dieu (ou ses saints...) vienne influencer, rectifier, corriger, améliorer le cours des choses. Au bénéfice du priant. Prière magique ; prière exprimant toute la mégalomanie du désir infantile.

 A quelques aménagements près, la prière de cette chère Sarah Palin en livre la quintessence, prière rapportée ainsi dans Le Monde du 14 novembre 2008 : « Ce que je me dis, c’est : Dieu, s’il y a une porte ouverte pour moi quelque part, ne me laisse pas la manquer. C’est pour cela que je prie toujours. ».

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Je suis méfiant envers tous les processus d’annexion de l’espace religieux, toutes les formes d’appropriation privative, de monopolisation du sens. Que la prière de Jésus ne soit pas universelle est pour moi non pas un déficit mais un bonheur, une chance. J’ai essayé d’en dégager toutefois une certaine vertu universalisante.

 J’ai déjà eu l’occasion de le dire ici, pour moi, il n’y a pas de texte universel, pas de langue universelle (sauf pour les sciences et les mathématiques), et c’est tant mieux. Ce qui existe, c’est la tension vers l’universel, l’universalisation. Tous les efforts de « traduction » en sont la réalisation la plus évidente. Mais même la meilleure traduction laisse toujours un ‘reste’ intraduisible. Et cela veut dire que l’histoire reste ouverte, l’histoire des ‘reprises’, des réinterprétations, des relectures. Bref, la vie, et son pouvoir poétique.

 

Claude Wagnon,

 Jeudi 21 octobre 2010.

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