Oui, bien sûr! C'est la première
réponse qui vient à l'esprit.
La Fontaine
l'a Illustre avec la fable Le corbeau et le renard (il ne
faut pas croire les compliments que l'on vous fait) et La
cigale et la fourmi (il ne faut pas compter sur la
générosité d'autrui).
Le naïf est comique et ridicule. On se
moque de sa candeur, on le dupe. Ce personnage fait le
succès du théâtre de boulevard et de certains
films. Le cocu est orné de cornes.
En plus, cette bêtise n'est souvent pas
innocente: Mr Jourdain ruine sa famille avec ses foucades
nobiliaires. Dans le fim « Les invites de mon
père », un vieillard sénile va
jusqu'à déshériter ses enfants au profit
d'une réfugiée roumaine intrigante qu'il
héberge et qu'il épouse par militantisme pour lui
éviter L’expulsion.
Ce ressort comique est d'autant plus efficace
qu'il permet une connivence avec les spectateurs: nous rions car
nous sommes "entre gens intelligents". Dans de tels spectacles, le
naïf, tourne en dérision, devient la "tête de
turc" de toute
la
salle. Aussi, à quelqu'un dont on a l'impression qu'il vous
ment, ne répond-on pas "tu te fous de moi!" ou "tu me
prends pour un con!"?
Le
naïfpeut
être coupable. Par exemple en politique lorsque l'on gobe le
discours gouvernemental lénifiant sensé nous
éviter la panique. Par exemple, sur notre savoir-faire en
matière de technique nucléaire et sur la
sûreté de nos centrales, ou sur le respect de nos
frontières par le nuage de Tchernobyl.
La
naïveté
peut être
dangereuse. Dès l’automne 1940, le gouvernement de Vichy
institua un statut des juifs puis leur demanda d’aller s’inscrire
dans les préfectures. Ce statut semblait instituer un
état de droit, donc un droit a
l’existence,
sous réserve que chacun d’eux fut en règle. Beaucoup
de ceux qui ont cru en ce trompe l’œil l’ont payé de leur vie par la
suite.
La
confiance. Le contraire de la naïveté est la
confiance. Cela peut conduire à confondre
naïveté et confiance. Mais alors que la
naïveté est une attitude générale, la
confiance est l’objet d’une
démarche: par un acte délibéré, on
donne
sa
confiance, par exemple à ses amis. On ne donne pas sa
naïveté. Il reste cependant une parenté entre
ces notions que le débat éclairera
peut-être.
Les
prudents Lors d’une situation
conflictuelle, avant de prendre
parti, mieux vaut se renseigner, surtout
si la situation semble compliquée. Apres avoir tenté
de le faire, la question est alors: est-on sûr d’avoir
suffisamment
d’informations?
Sont-elles
exactes? Le monde n’est jamais tout blanc ou tout noir et prendre
parti, en dehors du danger que cela peut représenter pour
soi-même, ne peut-il pas conduire à une injustice?
Toutes ces questions semblent légitimes.
Elles
peuvent aussi paralyser toute
action. La sagesse populaire reconnait ce danger: ”Seuls ceux qui
ne font rien ne se trompent pas.”
”Ceux
à qui on ne la fait pas” C’est peu dire qu’ils ne sont pas
naïfs. Ce n’est pas à eux que l’on fait prendre des
vessies pour des lanternes. Le plus souvent, ils sont sans
illusion sur la nature humaine. Sartre, qui pourfend le
concept
de ”nature humaine”, les
évoque ainsi dans L’existentialisme est un humanisme, p.24:
«tel qui utilise la sagesse des nations (qui est fort triste)
nous trouve plus triste encore. Pourtant, quoi de plus
désabusé que de dire ”charité bien
ordonnée
commence
par soi-même” ou encore ”oignez vilain, il vous poindra,
poignez vilain, il vous oindra”? On connaît les lieux
communs qu’on peut utiliser à ce sujet et qui montrent
toujours la même chose: il ne faut pas lutter contre
les
pouvoirsétablis,... l’expérience montre que les
hommes vont toujours vers le bas, qu’il faut des corps solides
pour les tenir, sinon c’est l’anarchie. Ce sont ces gens qui
rabâchent ces tristes proverbes, qui disent ”comme c’est
humain” chaque fois que l’on montre un acte plus ou moins
répugnant,..., ce sont ces gens-l`a qui reprochent à
l’existentialisme dˆêtre trop
sombre, au point que je me demande s’ils ne lui font pas grief,
non de son pessimisme, mais bien plutôt de son
optimisme.» Dans le premier chapitre de son opuscule
L’existentialisme et la sagesse des nations, Simone de Beauvoir
développe ce point de vue.
Un
des dLerniers film de Woody Allen:
« Vous allez rencontrer un bel inconnu »
est un sommet du genre: une dizaine de personnages sont en
scène, tous plus médiocres et bas les uns que les
autres et c’est cette médiocrité et cette
bassesse
qui sont le ressort de ce
film. Un de ses côtés
déplaisants est de tenter d’´etablir une connivence
avec le spectateur, le discours implicite et sous-jacent
étant tout le monde sait bien que nous sommes tous comme
”ca” (le ”comme c’est humain”
dont parlait
Sartre).
La
chanson ”quand un vicomte rencontre un autre
vicomte...”(Maurice Chevalier)
illustre cet égoïsme: le seul sujet
d’intérêt que nous avons, c’est nous, nous, nous...
L`a aussi, une connivence tente de s’établir entre le
chansonnier et
l’auditoire: nous savons bien que
nous sommes ainsi (le ”comme c’est humain”).
C’est
sur ce modèle humain que fonctionne l’économie: les
économistes raisonnables ne prétendent pas
être des philanthropes. Ils s’en font même une gloire,
comme l’illustre le film"Ma
part du gâteau" qui passe actuellement.
Eux
connaissent les lois implacables de
l’´economie qu’il est utopique de vouloir changer et qui
reposent sur le ”chacun pour soi”, sur l’´égoïsme
de chacun. Mais ce sont des monothéistes: ils croient en le
Dieu marché (le ”un pour tous”):
Sa
main invisible qui ferait que la poursuite par chacun de son
intérêt égoïste aboutit en
fin de compte à
l’intérêt général. N’est-ce pas un peu
naïf?
Le
philosophe contemporain André
Comte-Sponville me semble appartenir
à cette mouvance. Aimer l’argent? Pas besoin pour cela de
lui prêter quelque pouvoir surnaturel. Il
suffit
d’aimer le luxe, le confort, la sécurité que
l’argent
permet ou favorise. Il
suffit
d’être égoïste, avide, insatiable. Il
suffit
d’être humain. La cupidité est une faiblesse, point
une religion. Et la faiblesse, on ne le dira jamais assez, fait
partie des droits de l’homme. (´éditorialiste
de
Challenges
n◦203, 11 mars 2010). La connivence qu’il établit
avec le lecteur, le clin d’œil complice, l’amène à
réclamer l’indulgence comme un droit. C’est ce que fait
actuellement S. Berlusconi en réclamant le ”droit
d’ˆêtre comme il
est” lors de ses
dernières aventures érotiques en présumant
que les italiens, en majorité, se reconnaitront en lui.Que penser alors de la parole de
Jésus àpropos de la lapidation de
la femme adultère par la foule: ”que celui qui n’a jamais
pêché lui jette la première
pierre”?
Il
ne s’agit pas l`a d’un droit au péché comme semble
le réclamer André Comte-Sponville, mais d’une dissolution de
l’effet
de foule par le renvoi de chacun à lui-même.
D’ailleurs, s’adressant `a la femme qu’il vient de sauver, il
ajoute au contraire ”va et ne pèche plus
”.
André
Comte-Sponville me semble
procéder par affirmation sans preuve
quand il généralise son propre cas et ses propres
endances à l’ensemble du genre
humain. Un sujet pour le jeudi-philo pourrait être ”agit-on
toujours par
intérêt?” Comme André
Comte-Sponville, j’aurais tendance à
répondre oui, la question devenant alors ”quelle conception
se fait-on de l’intérêt?”.
La
diversité humaine Ainsi, le concept de ”nature humaine” nie
la diversité des individus. Au fond, nous serions tous
pareils, soumis aux mêmes pulsions égoïstes,
etc. Pourtant, certains de nos décideurs reconnaissent que
nous sommes
tous
différents.
Mais ils croient pouvoir lire la nature de chacun dans son
patrimoine génétique. Le concept de ”nature humaine”
est donc relayé par le concept de ”nature de chacun”, cette
nature étant déterminée dès la
naissance. C’est
ainsi que les futurs
déviants pourraient être décèles
dès l’âge de 3 ans. Seuls les naïfs peuvent
croire que chacun peut changer. Nos décideurs ne croient
pas à un possible rôle éducateur du
système pénitentiaire. C’est pourquoi certains
préconisent l’évaluation de la
dangerosité des délinquants
àl’issue de
leur peine. Ils semblent assimiler la délinquance à
une déviance psychique incurable, la seule solution
consistant à protéger la société de
ces individus, parfois qualités de
monstre, c’est à dire
ayant perdu la qualité d’humain. Ainsi, en ces temps de
pénurie d’argent public, n’est-il pas inutile de gaspiller
les deniers publics en d’illusoires améliorations de notre
système pénitentiaire? Seuls d’incorrigibles
naïfs (incorrigibles car leur nature de naïf est
inscrite dans leurs gènes) peuvent croire à une
possible réinsertion. Ces naïfs ne sont-ils pas
dangereux et ne conviendrait-il pas de les empêcher de
nuire? Ne serait-ce pas là un impérieux devoir pour
nos dirigeants?
En
France, nous vivons dans un état de droit (ce qui
n’´etait pas le cas du statut des juifs en 1940). Les
naïfs croient en cet état de droit, à la
difference de ”ceux à qui on ne la fait
pas”. Un des principes de notre justice est la présomption
d’innocence. N’est-ce pas une institutionnalisation de la
naïveté? Les mis en examen ne sont en principe pas
suspects, mais présumés innocents. Les gouvernants
actuels ne sont pas des naïfs. C’est pourquoi ce principe est
tellement malmène
actuellement.Là aussi, certains
incrédules répandent un discours très
dangereux pour la démocratie et les libertés
lorsqu’ils laissent entendre que ”tout le monde sait bien que ces
notions de droit sont une façade pour abuser les
gogos”.
De
ce point de vue, le film récent "Un
prophète" (qui a eu un très grand succès
me semble pernicieux. Que décrit ce film? Dans une
prison française, le héros, jeune maghrébin
nouvellement arrivé se voit imposer un contrat
par
un
mafioso. Sa première réaction est de demander
l’aide de l’administration, de mèche avec les caïds.
Il en résulte pour lui un sérieux passage à
tabac. Il n’a d’autre issue que
d’effectuer
le contrat, ce qui, dans le film, ne semble provoquer aucune
enquête.
Selon le gouvernement, l’actuelle guerre
menée contre les délinquants a pour but la
restauration de l’´etat de droit dans tout le territoire.
Est-il naïf de penser qu’il pourrait commencer par le
restaurer dans ses propres prisons dont il a la
responsabilité directe? On m’a rétorqué tout
le monde sait bien qu’il en est ainsi dans les prisons
françaises . On peut donc
prétendre sans être démenti que, dans
certaines prisons françaises, on peut assassiner avec la
complicité
de l’administration. Ce
film a-t-il suscité des protestations dans l’opinion?
Une mise au point des officiels? des
poursuites pour diffusions de fausses informations de nature
à porter atteinte à l’honneur du gouvernement? Un
engagement de
supprimer dans les meilleurs
délais ces graves manquements à notre
légalité? Non, rien de tout cela, mais un concert de
louanges pour ce film si fort! Il y à 50 ans, le
cinéaste André Cayatte, ancien avocat, a
réalisé des films, parfois
lourdement démonstratifs,
pour dénoncer ce qui lui semblait être
d’intolérables abus: Nous sommes tous des assassins
pour la peine de mort ou Le dossier noir pour les
méthodes musclées d’interrogatoire policier. La
démarche du film
« Un
prophète »
est
toute autre, nullement dénonciatrice, mais contribuant
à miner un peu plus notre fragile état de
droit.
Il
en est de même lorsque l’on admet la raison d’état.
Comme dans le roman d’Orwell 1984, nous sommes dans un
système de double pensé: d’un côté les
proclamations sur la démocratie et l’état de droit,
de l’autre les sous-entendus sur ”on sait bien
que...”.
A
la différence de beaucoup d’autre pays, en
France,l’état
de droit n’est pas une simple façade, mais est encore une
réalité, imparfaite et menacée, mais
réelle.
Avoir
la naïveté de croire en cet Etat de droit, ce n’est
pas faire une confiance aveugle à nos
dirigeants pour en assurer le respect. C’est avoir la
naïveté de
croire que nous, simples citoyens, avons la possibilité
d’en exiger le respect. C’est une de nos responsabilités
que de le protéger, et donc de ne pas admettre ses mises en
cause. C’est l’attitude de Stéphane Hessel dans
« Indignez-vous! ». Il ne se résigne
pas aux abus, mais s’en indigne. Il nous invite à le suivre
dans sa naïveté et son utopie. D’aucuns dirons que
l’indignation n’est pas une attitude pour philosophes. Il faut
reconnaitre aussi que le confort moral que peut procurer la
position autoproclamée de ”champion du bien” peut sembler
suspecte. Mais c’est une puissante source d’´energie pour
agir.