NE PAS NUIRE A AUTRUI : EST-CE TOUTE LA
MORALE ?
- Si « ne pas nuire
à autrui » est sans doute, dans l’opinion
générale, le minimum que la morale exige de nous –
en effet les conduites qui visent à causer
délibérément des torts aux autres sont en
règle générale jugées fautives, et
faire le mal signifie en premier lieu pour la plupart d’entre nous
« faire mal » intentionnellement à
autrui, il y a malgré cela débat sur la question de
savoir si ce « minimum » peut être le
« maximum », s’il est le tout de la morale, si
la morale peut, en tant que telle, avoir pour unique principe la
« non-nuisance »
à autrui ? Peut-on adopter ce que nous appellerons,
pour reprendre une formule de Ruwen
Ogien, un «minimalisme
moral » ?
Cette
question pourrait bien être fondamentale. Nous avons tous
une idée de la morale, une idée de l’usage que nous
devons faire de notre liberté en fonction de certaines
valeurs. C’est une marque de l’humanité. La morale
présuppose que nous nous interdisons de faire certaines
choses. Mais nous divergeons sur l’application concrète de
cette idée. Par exemple, on a pu considérer comme
une faute morale le suicide assisté même lorsqu’il
est demandé par des malades en fin de vie, n’ayant plus
pour perspective que de souffrir encore un peu. Ou encore, dans un
tout autre registre, le fait de se prostituer, de faire
« payer » des services sexuels, même si
c’est « librement ». Pourtant, dans aucun de
ces deux exemples, la nuisance à autrui n’est clairement
établie. Il y a donc place pour un débat.
-
- Nous distinguerons trois
écoles.
-
- a)
- Pour certaines – nous songeons
à Aristote, mais aussi à Socrate –
- le rapport à
soi-même, le souci de soi, le « soin de
l’âme » seraient l’essentiel de la morale. La vie
morale consisterait à cultiver des vertus comme
l’endurance, la tempérance, la prudence ou sagesse
pratique, - vertus jugées conditions de la «vie
bonne ». Il y aurait des « devoirs de
vertu », et ces devoirs sont, comme le dira fort bien
Kant, des devoirs envers soi-même. Ne pas s’efforcer
d’acquérir ces vertus, c’est se nuire à
soi-même, et se nuire à soi-même est une faute
morale, au même titre que nuire à
autrui. b)
Pour d’autres, l’exigence de
la morale, c’est avant tout l’amour
duprochain, le dévouement aux
autres, l’attitude du bon samaritain qui soigne le blessé
au bord de la route, même s’il s’agit d’un étranger,
ou d’un ennemi. On n’est donc pas quitte de « ne pas
nuire à autrui », il s’agit de faire du bien. On
rappellera la formule évangélique qui introduit
cette morale : « Il vous a été
dit : tu aimeras ton prochain comme toi-même, et tu
haïras tes ennemis. Mais moi je vous dis :
« aimez vos ennemis »…Si vous aimez ceux qui
vous aiment, quelle récompense
méritez-vous ? » L’un des paradoxes de cette
morale, c’est que le rapport à soi ne peut, selon elle, que
perturber la pureté du rapport à l’autre. La main
droite doit ignorer ce que fait la main gauche. La conscience de
faire le bien est en tant que telle le plus grand danger pour
l’homme bon, celui de la satisfaction
présomptueuse.
-
- c)
- Enfin, il existe une
philosophie pour laquelle le but de la morale n’est
pasde régenter tous les
aspects de notre existence – de nous dire comment nous devons
vivre, ce que nous devons faire de nous
mêmes – mais
seulement d’affirmer les principes élémentaires de
coexistence des libertés individuelles. Pour cette
philosophie, les conduites qui ne causent des dommages directs
qu’à soi-même – la gloutonnerie, la toxicomanie - ne
sont pas des fautes morales. Seules sont fautives les conduites
qui lèsent autrui.
C’est
ce point de vue – minimaliste - que nous voudrions tenter de
justifier.
-
- Il a pour origine la
philosophie des lumières et les théories
libérales de l’état. La philosophie des
lumières voulait séparer le droit de la religion et
par exemple cesser de pénaliser sévèrement –
qu’on songe au Chevalier de la
Barre exécuté pour avoir
refusé d’ôter son chapeau au passage d’une procession
– les blasphèmes ou les offenses envers Dieu. En termes
clairs, selon les philosophes des lumières, il n’y a de
faute qu’à l’égard des semblables, donc pas de faute
envers Dieu, pas de péché.
-
- Un peu plus tard, les
théories libérales de l’Etat
généralisent ce principe des lumières en
limitant rigoureusement le droit de la communauté à
recourir à la contrainte sur les individus. Dans son essai
« De la liberté », Stuart Mill
précise les choses de la manière suivante :
« La seule raison légitime que peut avoir une
communauté pour user de la force contre un de ses membres
est de l’empêcher de nuire aux autres. Contraindre quiconque
pour son propre bien, physique ou moral, ne constitue pas une
justification suffisante…La contrainte ne se justifie que lorsque
la conduite dont on désire détourner cet homme
risque de nuire à quelqu’un d’autre ». Si nous
lisons bien, ce qui se formule dans cette règle
générale, c’est d’une part l’idée qu’on ne
doit « stigmatiser » ou
« punir » que les actes ou les comportements
qui nuisent à autrui, et d’autre part l’idée que
l’Etat n’a pas vocation à imposer une conception de la vie
bonne, une conception de la vie heureuse, et qu’il doit en
conséquence laisser chacun faire ce qu’il veut de sa propre
vie, du moment qu’il ne nuit pas à
autrui.
-
-
.
- .
.
-
- Cette thèse a une
première implication
fondamentale: l’indifférence – morale - du rapport
à soi-même. Le rapport à soi-même, le
souci de soi au sens de Socrate cessent
d’être tenus pour l’essentiel de la vie morale. On fera
valoir ici trois arguments. D’abord le principe peu discutable de
« l’asymétrie morale ». Ensuite celui
non moins évident de la pluralité, de la
relativité des conceptions de la « vie
bonne ». Enfin, et surtout, la critique logique de
l’idée de « devoir envers
soi-même ».
-
- Pour éclairer ces
différents arguments, je partirai de deux exemples que
j’emprunte au dernier livre de Ruwen
Ogien. Le premier exemple est celui de
Van Gogh. Vous savez que dans un
terrible accès de colère à la suite de sa
rupture brutale avec Paul Gauguin, il s’est coupé une
oreille. Il s’est auto mutilé, et cela a donné
naissance à quelques uns des portraits les plus
émouvants du peintre. Nous admettrons que cet acte fut
volontaire, et non un syndrome de la folie imminente qui le
menaçait. Ceci posé, sommes-nous devant une faute
morale ? Nous hésiterons à l’admettre, en vertu
du principe général dit «de l’asymétrie
morale », selon lequel le bien ou le mal qu’on se fait
volontairement à soi-même n’a pas la même
signification que le bien ou le mal qu’on fait volontairement aux
autres. Si Van Gogh avait coupé
l’oreille d’un passant, la faute morale eut été
incontestable. C’est que le passant aurait été
privé d’une partie de lui-même contre sa
volonté. Mais s’agissant de l’auto mutilation, il est clair
que le sujet a consenti au dommage qu’il s’inflige. Or, selon
l’adage : « On ne fait pas de tort à celui
qui est consentant ».
-
- Le second exemple va nous
permettre d’aller plus loin dans l’analyse de la thèse que
nous examinons. Il vient de Kant. Dans un passage
célèbre des « fondements de la
métaphysique des mœurs », Kant imagine un jeune
homme très doué qui se laisse aller à
l’oisiveté, à la paresse, au lieu de cultiver ses
talents. Par exemple, plutôt que d’étudier, il
consacre le plus clair de son temps aux jeux vidéo. La
question que pose Kant est la suivante : le comportement du
jeune homme constitue-t-il une faute morale
définissable ? un manquement
à un devoir ?
-
- On peut formuler trois
réponses possibles à cette question. 1) La
première – qui serait peut-être celle des
éthiques de la vertu dans la ligne d’Aristote –
consisterait à dire qu’en ne cultivant pas ses talents, en
s’adonnant au plaisir immédiat, le jeune prend le risque de
ne pas accomplir sa « nature humaine », de ne
pas réaliser son bien personnel, et de passer à
côté de la vie bonne et de la vertu. C’est donc par
référence à un modèle de la nature
humaine, de« la vertu » et de la vie bonne
qu’il pourrait être jugé en
« faute ». 2) La seconde
– c’est celle de Kant-
ne condamnerait pas la conduite du jeune homme du point de vue du
« bonheur », mais du point de vue de la
dignité. Car même s’il trouvait un certain bonheur
dans sa paresse, ce qui après tout n’est nullement
inconcevable pour Kant, qui se souvient du mythe des
« sauvages des mers du sud » heureux dans et
par leur oisiveté, le jeune homme ne s’en rendrait pas
digne. En ne faisant rien de lui-même, en
« laissant rouiller les talents » que la
nature a mis en lui, il manquerait en fait à un devoir
envers lui-même.
-
- Or, dans l’hypothèse
minimaliste, ces deux réponses sont à rejeter.
Pourquoi ?
-
- La première a pour tort
principal de se fonder sur une idée dogmatique de la
« nature humaine », sur un
modèle du bien vivre qui vaudrait pour tous. Or, ce
fondement est suspect. Il y a plusieurs conceptions de la vie
bonne – celle des hédonistes, celle de Socrate, pour m’en
tenir à ces quelques exemples- et chacune de ces
conceptions invoque pour se « justifier » une
idée différente de ce qui convient à la
nature humaine. La pluralité des conceptions de la vie
bonne devrait pour le moins nous inciter au relativisme, à
la tolérance.
-
- La seconde – celle de Kant -
présuppose que nous aurions des
« devoirs » envers nous-mêmes. Kant
soutient que les devoirs de vertu sont des devoirs envers
soi-même. S’adonner au plaisir solitaire, se suicider,
autant de manquements à ces devoirs, autant de violations
de « notre dignité ». Mais on peut
disqualifier cette idée de devoir envers soi par les
raisons suivantes 1) D’abord, dira-t-on, les devoirs moraux qui
ont un sens dans la relation à autrui – pensons à la
gratitude, à la justice, à la charité –
perdent tout sens lorsqu’ils sont appliqués à
nous-mêmes. Par exemple, que voudrait dire appliquer la
charité à soi-même ? Se remercier
soi-même ? Aristote lui-même remarquait qu’il est
difficile d’être injuste envers soi. Le propre de
l’injustice en effet est ou bien d’être subie par nous quand
elle est le fait d’un autre, ou bien d’être commise par nous
à l’égard d’un autre. Mais l’injustice de soi
à l’égard de soi-même n’est pas subie
puisqu’elle résulte de notre décision. Si je me
prive volontairement d’une part de gâteau qui me revient,
que puis-je me reprocher ! Que peut-on me reprocher ! 2)
Ensuite, on fera valoir que la notion de devoir envers
soi-même est contradictoire. Citons Hobbes :
« Il n’est pas non plus possible à quiconque
d’être obligé à soi-même, parce que
celui qui peut obliger peut affranchir et par conséquent
celui qui s’oblige soi-même n’est pas
obligé ». En termes clairs, cela veut dire que je
ne peux être obligé qu’à l’égard
d’autrui. Les devoirs moraux n’ont de sens que par rapport
à autrui.
-
- Conséquence : nous
aurions le droit moral de faire de nous-mêmes et de notre
vie ce que nous voulons. Nul ne pourrait par exemple nous
reprocher comme une faute morale, de paresser, de
préférer les jeux à la philosophie, de nous
adonner à la boisson, aux femmes,
etc, tant que nous ne nuisons pas
à autrui. Ce qui est mis en question radicalement, en cette
thèse, c’est donc le recours aux notions de dignité
ou de nature humaine pour définir une limite interne
à notre liberté. la seule
limite de notre liberté serait la liberté d'autrui.
C’est la thèse que nous devons maintenant examiner. Elle
découle de ce que nous venons
d’établir.
-
- En effet, si l’on admet 1) la
division entre rapport à soi-même et à autrui,
et 2) l’idée que le rapport à soi-même ne
relève pas de la morale, il faut conclure logiquement que
ce qui fait l’objet légitime de l’évaluation morale,
c’est notre rapport à autrui. Mais comment définir
et évaluer le rapport à autrui à partir du
principe de non-nuisance ? Je vois ici
deux difficultés.
-
- Premièrement, on peut
s’interroger sur la place de la bienfaisance, de la
charité, de la générosité dans cette
conception de la morale ? Il est clair que le principe de
non-nuisance ne nous dit
pas du tout : « aimez-vous les uns les
autres ». Aussi bien ce qu’il commande peut-il se
concilier aisément avec ce que l’on pourrait nommer un
« égoïsme
tempéré » : faire son propre bien,
avec le moins de mal possible pour l’autre. Il est vrai que cela
peut se justifier. Même selon Kant, on ne peut pas ordonner
l’amour, mais seulement le respect. L’amour ne se commande
pas.
-
- Deuxièmement, on peut se
demander ce que veut dire exactement « ne pas nuire
à autrui » ? Est-ce que cela veut dire, par
exemple, ne jamais lui faire de la peine ?
ne jamais le blesser ? Mais dans
cette hypothèse les amants qui se séparent
commettraient une faute morale ! les
caricaturistes du prophète également, puisque l’on
peut penser qu’ils causent une certaine peine aux croyants qui se
sentent offensés dans leurs convictions, dans leur
être de croyants ! Le jeune homme qui ne fait rien de
son talent lui aussi doit probablement faire souffrir ses proches.
En réalité, comme nous ne sommes jamais radicalement
seuls, il peut toujours se faire que tel ou tel de nos
comportements fassent souffrir autrui. Donc, en exigeant de nous
de ne pas faire souffrir nos semblables, on nous proposerait une
tâche aussi irréalisable que celle d’aimer, on
étendrait le champ de la culpabilité morale
au-delà de toute limite. La morale peut-elle donc consister
à ne pas faire de la peine aux
gens ? Non. Ce
serait la rendre impraticable.
-
- Reste donc possible une
définition minimale du principe de
non-nuisance. Nous admettrons que nuire
à autrui, c’est lui « causer un dommage ou un
tort , intentionnellement, sans son
consentement ». On voudra des exemples. J’en donnerai
peu : blesser intentionnellement une personne dans sa
dignité – injures racistes ou sexistes – exploiter, forcer
autrui à faire ce qu’il ne veut pas faire – abus sexuel,
viol. Ce qui est essentiel, c’est le critère du
consentement libre. La violence consiste à se passer de ce
consentement. Un viol par consentement mutuel ne serait plus un
viol, chacun le sait. Si je frappe le visage d’une personne au
point de lui ouvrir l’arcade sourcilière, je lui cause un
dommage évident, considérable. Mais dans le cadre
d’un combat de boxe, en vertu d’un libre contrat, ce dommage ne
peut pas m’être imputé comme une faute. La faute
morale se définit comme violence, et à ce titre elle
implique toujours une négation intentionnelle de la
liberté d’autrui.
-
- Une morale minimaliste accorde
donc un privilège évident à ce que Kant nomme
« devoirs de droit » sur ce qu’il appelle
« devoirs de vertu ». Le principe des devoirs
de droit est énoncé par Kant à peu
près dans ces termes : « Est juste toute
action qui permet à la liberté de chacun de
coexister avec la liberté de tout autre ». Ne pas
nuire à autrui, ce serait donc respecter sa liberté,
laquelle s’est incarnée dans ses droits fondamentaux. Droit
à la vie, droit de disposer de son corps comme il l’entend,
et ainsi de suite. Le langage des droits primerait donc celui des
devoirs. Le bien se réduirait au
« juste », le mal à la violence.
-
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-
- La thèse que j’ai
exposée me semble avoir pour principal mérite de
laïciser la morale, et de récuser le paternalisme ou
l’autoritarisme qui voudraient nous
imposer une manière de vivre, ou de mourir, se
référant soit à la « nature
humaine », soit à la « dignité
humaine ». Elle invite à concevoir la morale et
l’éducation morale comme une lutte contre la violence. Mais
est-elle suffisante ?
-
- Si le mal se réduit
à la violence, et s’il n’y a de violence que de faire subir
à autrui ce qu’il ne consent pas à subir, la seule
condition du caractère moral de la relation à autrui
serait le consentement mutuel ?
Ruwen Ogien défend cette
thèse. « Ce que les adultes font entre eux
lorsqu’ils sont consentants (rencontres sans lendemains, sexe pour
le sexe, etc) ne peut être
stigmatisé moralement ».
-
- Mais le consentement doit-il
être le seul critère du permis en morale. Si je
consens librement à devenir l’esclave de X, cet accord
rend-il moins scandaleux le projet de servitude ? Le projet
de s’asservir comme le projet d’asservir ? Dans
« Du Contrat social », J-J Rousseau conteste
qu’une personne raisonnable puisse choisir de se faire esclave. Il
suggère par là même qu’il y a une norme de la
raison supérieure à celle du consentement. La morale
signifie que la liberté ne peut être sans limite.
Elle doit se donner des limites. Mais cela présuppose une
définition du bien qui dépasse le point de vue du
juste, le point de vue de la coexistence avec les
autres.
-
- Conclusion.
-
- Nous conclurons notre
débat sur la morale par deux idées qui selon nous
doivent limiter le libéralisme moral que nous avons
exposé. La première est celle d’éducation.
Comment concevoir une éducation morale qui ne ferait aucune
référence à un idéal du bien
personnel, à une théorie des vertus, et à
l’idée de devoir envers soi-même. La seconde est que
si la moralité consiste à s’imposer des limites,
à s’interdire certaines actions, il y a un devoir envers
soi-même : à savoir le devoir de se rendre
capable de respecter ces limites. Les devoirs de droit supposent
comme Kant l’a fort bien vu des devoirs de vertu. Autrement dit
des devoirs envers soi. On a contesté cette idée de
devoir envers soi. Mais, selon
Pascal, l’homme passe
infiniment l’homme. En chacun de nous, il y a l’humanité.
Et c’est aussi envers cette humanité que nous avons des
obligations. La morale ne peut être enfermée ni dans
le rapport à soi, ni dans le rapport à autrui,
considérés comme individus. Elle est un rapport
à ce qui en chacun est principe d’humanité.
-
-
Claude
MENARD
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Jeudi 20 décembre
2007
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